Extrait de"L'homme intérieur et ses métamorphoses" de Marie-Madeleine Davy
La dimension de profondeur: le Coeur
L'itinéraire de l'homme intérieur conduit au cœur. Quand celui-ci s'éveille, l'homme intérieur découvre sa dimension de profondeur, cette magnifique part dont parle le psalmiste(XVI, 15).
Où se tient-elle? La réponse est formulée par un conte très ancien nommé
« L'Aimé à la recherche de l'Amant ».
En voici quelques bribes.
L'Aimé questionne : « Où es-tu mon ami, où es-tu ?
Si tu es dans un arbre je me ferai oiseau pour te rejoindre.
Si tu es dans la mer, je deviendrai poisson pour te trouver.
Es-tu perché sur la cime d'une haute montagne,
je serai flocon de neige afin de tomber sur toi.
Es-tu dans les profondeurs de la terre,
je creuserai un puits.
Es-tu dans le feu,
me voici brin de paille pour brûler en toi. »
Les questions se succèdent et la réponse attendue est donnée.
L'Amant se révèle, disant :
«Ne me cherche pas au-dehors,
je suis en toi-même,
je me tiens dans ton cœur. »
Sous une forme poétique se cache un enseignement.
On peut ainsi comprendre l'importance signifiée par l'appel adressé par la Sagesse : «Mon fils donne-moi ton cœur»(Prov. XIII).
Le cœur n'a pas à être envisagé ici au niveau du sentiment ou de l'émotivité, il est le siège des pensées et du vouloir, de l'audition et de la vue car il possède tous les sens y compris ceux du toucher, du goût et de l'odorat.
Dans son fond, le cœur est le siège de l'amour pur et de la sagesse, il est à la fois perpétuellement vierge et perpétuellement fécond.
Sa parenté s'affirme à l'égard de l'esprit et non de l'âme.
Cependant, les mots "cœur", "âme", "esprit" sont parfois utilisés d'une façon indistincte par les poètes et les mystiques, toutefois les appétits sont inhérents à l'âme et non au cœur.
Dans l'Écriture sainte judéo-chrétienne, le « cœur » désigne l'homme intérieur de la même manière que le corps signifie l'homme extérieur. D'ailleurs le cœur est comparable à un corps intérieur, il possède non seulement des sens mais aussi des membres.
De l'extérieur le corps s'offre à la vue de tous mais le cœur est invisible et seule la Divinité s'y trouvant peut le sonder. Face à l'homme « caché de cœur », suivant l'expression de l’Epître de Pierre (I, 3-4), se trouve le « Dieu caché » du psalmiste (XLV, 15).
Les Pères de l'Église, les Pères du Désert et les mystiques de tous les temps donneront au cœur, en tant que dimension de profondeur, la plus grande importance. Dans ce lieu profond rien de trouble ne saurait pénétrer ; l'essentiel est de le découvrir et d'en faire sa demeure. Le cœur est, en effet, une maison avec sa porte d'entrée, ses chambres et sa cellule nuptiale.
Selon Macaire (mort vers 390) le cœur est comparé à une terre dans laquelle Dieu jette sa semence et possède son pâturage. Il est un univers avec son firmament comprenant des étoiles, une lune et un soleil. Profond, il est aussi un abîme privé de limites. Le cœur est assimilé à un char dont le
noûs (esprit) est le cocher, il réside au fond du cœur, d'où cette comparaison : l'esprit est au cœur ce que la pupille est à l'œil.
Pour les stoïciens le cœur est le siège du feu et de l'intellect ; dans la métaphysique de l'Inde, le cœur est un espace :
« Ce qu'on appelle brahman, c'est cet espace qui est extérieur à l'homme ; mais cet espace qui est extérieur à l'homme, cet espace est le même qui est intérieur à l'homme ; et cet espace qui est à l'intérieur de l'homme est celui-là même qui est à l'intérieur du cœur. »Cet espace à l'intérieur du cœur est aussi vaste que l'espace que le regard embrasse
« Le ciel et la terre y sont réunis, le feu et l'air, le soleil et la lune, l'éclair et les constellations. » « Dans la cité de Brahman (qui est l'homme)Il y a un petit lotus, une demeure,Et au-dedans un petit espace.Ce qu'il y a en ce dedansC'est cela qu'il faut chercher,C'est cela qu'il faut désirer savoir. »(Chandogya Upanishad Vlll,1)
Selon le maître chinois Lu Tsou, l'éveil de l'esprit s'amorce dès que le cœur commence à mourir :
« Si l'homme peut faire mourir son cœur, l'esprit originel s'éveille à la vie. Faire mourir son cœur ne signifie pas le laisser se dessécher ou se flétrir, mais cela signifie qu'il est devenu un, sans division et concentré. »Dans l'islam le primat est donné aussi au cœur :
« Ni ma terre ni mon ciel ne me contiennent, précise un hadîth, je suis contenu dans le cœur de mon serviteur fidèle. »Le cœur est la faculté spirituelle, c'est lui qui reçoit l'illumination. Le démon ne cesse d'attaquer l'homme et de le tenter, il renonce à le séduire quand il discerne une lumière dans le cœur de l'homme, cette lumière l'épouvante et il fuit.
Quand l'homme pénètre dans son cœur et s'y tient dans la paix il éprouve la nostalgie du semblable pour son semblable, car le feu, comme le dit Empédocle, n'est vu que par le feu. Le cœur éveillé devenu centre subtil de lumière est
«l'organe et le lieu de la conjonction avec la lumière du Trône »:
« Il y a des lumières qui montent
et il y a des lumières qui descendent.
Les lumières qui montent, ce sont celles du cœur ;
celles qui descendent, ce sont celles du Trône.
L'être créaturel est le voile entre le Trône et le cœur.
Lorsque ce voile est rompu
et que dans le cœur s'ouvre une porte sur le Trône,
le semblable s'élance vers son semblable,
la lumière monte vers la lumière,
et la lumière descend sur la lumière
et c'est lumière sur lumière » (Coran 24 : 2552).
À mesure que l'homme plonge dans sa dimension de profondeur et que son cœur s'éveille à la Présence qui l'habite, il reçoit un cœur nouveau, le cœur de pierre est remplacé par un cœur de chair[/b] (cf. Ézé. XXXVI, 25 sv.).
C'est un cœur qui fond comme de la cire (Ps. XXII, 15), se répand comme de l'eau (Lament. II, 19), médite sa voie(Prov. XVI, 9), et s'élargit (II Cor, VI, 11).
Le cœur étant dans l'homme le temple de la Déité, il importe de veiller sur lui afin que nulle pensée impure ne le pénètre. Pour Hésychius de Batos la constante garde du cœur est essentielle :
« Un cœur perpétuellement gardé qui ne consent pas à recevoir les formes, les images et les représentations des esprits ténébreux et mauvais, engendre naturellement des pensées lumineuses... Dieu qui habite dans le cœur pur... allume ses facultés en vue de la contemplation, comme la flamme allume le cierge. »Pour devenir un parfait miroir le cœur doit être entièrement vide de toute image étrangère... Parvenu à cet entier dépouillement, il est, dira Hésychius de Batos, rempli d'allégresse et de mystères, tels des poissons ou des dauphins qui s'ébattent et pirouettent dans une mer calme. Quand le cœur est devenu apaisé, toutes les pensées errantes sont bloquées à sa porte et ne pénètrent pas en lui.
L'intellect de l'homme descend et prend le cœur pour maison. L'unité s'accomplit à l'égard d'autrui, le rapport s'établit entre le cœur de l'homme pacifié et celui de son interlocuteur. Celui
«qui blesse le cœur d'une plante, dira encore Hésychius de Batos, la dessèche tout entière», le cœur étant fragile il importe de ne jamais l'offenser.
...